Cultures éducatives

Client.e.s ou Apprenant.e.s?

– Bon écoutez, ici, c’est avant tout une entreprise, et je pense que…

Ici, c’est avant tout une entreprise. C’est là que j’ai décroché. Et c’est depuis cette phrase qu’une question me triture sérieusement le cortex. Contextualisons : Je travaillais au sein d’une Alliance Française russe, où j’étais chargé de cours, mais également de l’organisation et l’animation de diverses activités et manifestations culturelles, et ce jusqu’à la communication sur les réseaux sociaux. Atelier théâtre, soirée slam, projection de film, soirée littéraire, mise en scène de contes francophones… Et lors d’un « désaccord » sur l’approche pédagogique a adopter (qui ne mérite pas tellement de s’attarder dessus), vient cette phrase du directeur. « Ici, c’est avant tout une entreprise… ». Là, j’ai clairement senti qu’une minorité de l’équipe considérait l’A.F comme une entreprise, quand une majorité la voyait différemment. Manque de chance, la minorité, c’était le directeur. Et cette manière de percevoir et de considérer l’Alliance Française n’était, en vérité, pas si anodine et innocente : elle transforme les apprenant.e.s en client.e.s.

On me dira que les apprenant.e.s sont inévitablement client.e.s dans une Alliance Française, comme dans beaucoup d’autres types d’institutions dispensant des cours de langue d’ailleurs. Et c’est pour ça que, selon moi, la réflexion ne se cantonne pas seulement au milieu des A.F, mais qu’elle est plus large que cela. Et, oui, certes, les apprenant.e.s sont inévitablement client.e.s, mais qu’est-ce que l’on voit en premier, en tant que professeur, qu’organisateur d’événements culturels, en eux ? Car il y a forcément un « motif » qui l’emporte sur l’autre. Alors, des apprenant.e.s, ou des client.e.s ?

De ce que j’ai pu observer, voir, avant tout, des client.e.s, c’est considérer l’individu comme un apport d’argent potentiel. Plus largement, c’est considérer l’Alliance Française comme une organisation à but lucratif. « Ici, c’est avant tout une entreprise… ». Découlent alors des choix, des décisions, qui ne sont pas sans conséquence : organisation d’événement payants, et pratique de tarifs qui, même s’ils sont honnêtes, ne sont pas toujours justifié. De même, on limite la prise de risque : on répète le même type d’événement, ceux qui ont déjà fonctionné, et on ne se risque pas à innover, de peur de « perdre de l’argent ». On vend un produit, et ce produit, c’est Paris. La Tour Eiffel. Paris encore. Et toujours Paris. Peut-être Bordeaux, quelques grandes villes en France. Mais surtout, Paris. (Jusqu’à la décoration des locaux). Puis, surtout, on s’assoit sur les innovations didactiques : on garde cette même méthode archaïque, car c’est ainsi que les parents ont appris la langue.

Mais penser d’abord aux apprenant.e.s, c’est, selon moi, mettre l’accent sur l’apprentissage, sur l’Humain, la rencontre et l’échange. C’est concevoir l’Alliance comme un espace interculturel, un espace de dialogue et de découverte. Et c’est ce qui a motivé une bonne partie de l’équipe et moi-même à « lutter » contre l’autre vision de l’Alliance Française, pour penser des événements culturels gratuits ou, lorsque cela n’est pas possible, à se débrouiller afin qu’il soit le plus accessible possible (à la manière de mon atelier théâtre, afin que des étudiant.e.s n’aient pas à se « sacrifier » pour s’offrir ces cours). C’est également sortir l’apprenant.e.s de sa zone de confort, l’amener hors de Paris, pour aller en dehors de la métropole française, et sensibiliser à la Francophonie. C’est, aussi, prendre des risques, et se tromper, certes, parfois, mais essayer, toujours, pour aller vers du nouveau, faire évoluer et vivre pleinement la francophonie locale.

Alors nous nous sommes parfois heurté à des murs. Des murs impossibles à faire tomber. Mais que l’on pouvait essayer de contourner. Et qu’on a pu, parfois, contourner. Et ça a vraiment, je pense, porté ses fruits : Nous avions des apprenant.e.s qui venaient à chacun des événements, motivé.e.s par cette sorte de « folie » à vouloir, toujours, ouvrir un peu plus grand, par ce plaisir de rencontrer et découvrir, d’essayer, tout simplement.

Ce que je me demande, maintenant, c’est ce que vous en pensez, vous. Il y a certainement des choses qui m’échappent, j’ai peu d’expérience, ainsi, je voulais avoir votre avis : Des client.e.s ou des apprenant.e.s ? Et surtout, pourquoi ?

4 réflexions au sujet de “Client.e.s ou Apprenant.e.s?”

  1. Vivifiant coup de gueule, Quentin. C’est aussi l’intérêt du stage qui vous fait entrer de manière parfois brutale dans la réalité de la profession à laquelle l’université ne vous prépare pas vraiment.
    Vous êtes cependant bien pessimiste car vous ne vous êtes pas rendu compte de l’influence que vous avez sans doute eue sur les apprenant.e.s et sur l’équipe de profs qui a vu des portes pédagogiques s’ouvrir grâce à vos projets, et, à plus long terme, sur la direction. Il faut aussi apprendre à composer avec cette réalité économique, c’est un fait … et négocier, discuter, montrer, proposer discrètement des pratiques différentes, pour faire changer les habitudes petit à petit… D’où l’importance de pouvoir choisir le lieu où l’on enseigne et de développer des stratégies pour se protéger des déceptions trop fortes…
    Bon courage !
    GL

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  2. Bonjour Quentin ! Entièrement d’accord avec vous mais aussi avec le directeur de votre Alliance. Ancien directeur d’une petite AF au Mexique pendant 7 ans, j’ai toujours considéré nos apprenants comme des clients avant toute autre chose, dans le sens où il était absolument indispensable de prendre en compte leurs besoins… et leur entière satisfaction. Car voyez-vous, le mythe selon lequel les AF perçoivent de juteuses subventions de Paris n’est que cela : un mythe. Certaines grosses AF bénéficient peut-être encore aujourd’hui de subventions conséquentes, mais l’idée dominante depuis plus de 25 ans (j’ai été actif dans le réseau AF de 1992 à 2012) est que les AF s’auto-financent. Et avec Macron ça ne va pas s’arranger.
    La position de votre directeur est compréhensible, mettez-vous à sa place pendant quelques instants : si les clients-apprenants ne sont pas satisfaits du service (c-a-d de la qualité des cours) qu’ils reçoivent à l’AF, soit ils abandonneront leur cours soit ils iront voir ailleurs une fois le cours terminé. Bien évidemment, une diminution du nombre d’inscrits porte préjudice à l’AF.
    Pour qu’une petite ou moyenne AF « rapporte », ou si vous préférez, pour qu’elle reste à flot (vous constaterez que je n’emploie pas le terme « lucratif » car une AF par essence est une association à but non-lucratif), il faut prendre en compte les facteurs suivants. C’est un ancien directeur d’AF qui parle, recruté local avec 10 ans d’expérience sur le terrain en qualité de responsable pédagogique puis de directeur ; il va de soi que je n’engage que moi :
    – le facteur le plus déterminant dans la réussite d’une AF, avant toute autre chose, ce sont les qualités humaines des professeurs (le savoir-être) : dans le meilleur des cas, le professeur est quelqu’un d’ouvert qui est venu dans le pays en question pour vivre de nouvelles expériences et découvrir de nouvelles cultures SANS TOUT COMPARER FORCÉMENT AVEC LA FRANCE, bref avec un esprit ouvert; c’est aussi quelqu’un qui aime ses apprenants et qui aime son métier… qui sait tisser des relations cordiales voire amicales avec eux, qui les accueille avec un sourire quand ils entrent en classe… ça se voit et ça se sent, et les apprenants en redemandent. Dans le pire des cas, c’est quelqu’un avec une personnalité toxique, qui gémit jour et nuit, qui critique tout et tout le monde, qui ne se douche pas (bonjour le stéréotype) et qui finit par faire fuir les apprenants au bout d’un mois ou deux, et qui vient casser, quoiqu’involontairement, en peu de temps tout ce qu’on a eu tant de peine à construire dans une petite AF qui peine à survivre financièrement.
    – les compétences professionnelles des professeurs (le savoir-faire) : dans le meilleur des cas, c’est quelqu’un qui aime enseigner, qui sait s’adapter aux besoins de ses apprenants, qui sait les écouter, tout en respectant les règles de la maison ainsi que le programme du cours, parfois chargé. Qu’il soit dynamique, qu’il y ait une certaine dose d’humour en classe, et que les apprenants, en sortant de cours, rentrent chez eux non seulement avec le sourire aux lèvres mais avec le sentiment qu’ici, à l’AF, ON APPREND le français dans la bonne humeur.
    – les tarifs : qui doivent permettre à l’AF (l’entreprise, car oui c’est effectivement une entreprise) de survivre. Il faut pouvoir couvrir toutes les dépenses mensuelles non seulement pendant les mois travaillés mais aussi pendant les vacances. Et c’est là que ça se corse. Voyez plutôt : le loyer, l’eau, l’électricité, le gaz (le cas échéant si vous donnez des cours de cuisine par exemple), le téléphone et internet, les salaires du personnel administratif, du personnel d’entretien, des agents de sécurité ou du système de surveillance, du comptable (interne ou externe), les impôts en tous genres (au Mexique certains impôts sont imposables !), le matériel scolaire, les méthodes de FLE (pour lesquelles il faut avancer l’argent si on n’a pas de compte avec Larousse, Hachette et Didier), les frais de formation du personnel enseignant, la promotion autant en ligne (Facebook, ça marche bien) que sur papier (journaux, prospectus) et à la radio-télévision (sur les chaînes et stations locales), les frais d’entretien (peinture, plomberie, etc…). Sans oublier les activités et autres événements culturels, qui ont la fâcheuse tendance de nettoyer le compte en banque d’une petite AF. Parlez-en à votre directeur, il confirmera. N’oublions pas non plus la ponction imposée par la Fédération nationale des AF (s’il y en a une chez vous) sur chacune des AF du pays en question : les « cartes » consistant en faît en une sorte de taxe que votre AF doit verser périodiquement au réseau des AF. C’est une espèce d’impôt solidaire destiné à aider à faire tourner la Fédération et à mettre en place divers projets nationaux ; la somme étant proportionnelle au nombre d’apprenants internes et externes (en service extérieur) d’une AF. Et pratiquement toutes ces dépenses que je viens de mentionner doivent être couvertes par les recettes de l’AF… Si les inscriptions baissent, les recettes également, cela va de soi, et il y a un seuil à ne pas dépasser sinon tôt ou tard l’AF mettra la clé sous la porte, comme toute autre PME ou PMI. Dans ce sens, l’AF est une entreprise. À but non-lucratif certes, mais c’est une entreprise. Si elle coule faute d’apprenants-clients, personne ne la remettra à flot.
    – les activités culturelles : déjà brièvement mentionnées plus haut, elles constituent le fer de lance d’une AF et la différentient de tout autre établissement dispensant des cours de français dans votre ville. Les activités culturelles sont censées diffuser non seulement la culture française et les cultures francophones dans la région mais aussi, bien entendu , l’image de l’AF. Malheureusement, un certain coût est associé à la plus petite opération culturelle, même si celle-ci est effectuée en partenariat avec des entreprises ou organisations locales.
    – j’ai gardé les « comités » des AF pour la fin. Dans une petite AF, c’est le directeur qui fait tout et qui s’occupe de tout. Les membres des comités, en général des personnalités locales bienveillantes, sont avant tout des bénévoles francophiles, parfois francophones, qui ont malgré tout autre chose à faire que d’investir une bonne partie de leur temps libre dans une petite école de français somme toute subventionnée à 100% par Paris (enfin, ça, c’est ce qu’ils croient au début… et quand ils découvrent la réalité, c’est le désenchantement). Malheureusement, les petites et moyennes AF n’ont souvent même pas les moyens de remercier les membres des comités pour leur soutien… pas de dîner de gala, pas de billet d’avion pour le président, pour qu’il se rende à la rencontre annuelle des présidents des AF à l’AF Paris (ce qui serait pour le ou la présidente extrêmement motivant), bref le directeur se retrouve trop souvent bien esseulé, avec un soutien plus symbolique qu’autre chose de son comité, et c’est sur ses épaules que repose le fardeau (pardon, la responsabilité) de faire tourner « son » AF.
    Revenons à nos moutons : devrait-on parler d’apprenants ou de clients dans une AF ? Pour moi, si l’apprenant est adulte, il est à la fois apprenant et client. Par contre, s’il s’agit d’un mineur, le mineur est l’apprenant et ses parents les clients dans le sens le plus strict du terme « client ». Si l’on étend la notion de « client » à toute personne recevant les services d’une AF, alors il va de soi que les élèves mineurs sont aussi les clients de l’AF.
    Mais mes clients, pour moi dans ma peau de directeur, c’étaient aussi les anciens et les nouveaux professeurs, locaux ou tout frais débarqués de France, c’était la femme de ménage, c’était la secrétaire à l’accueil. Je donnais à chacun le meilleur de moi-même pour que tous se sentent membres à part entière d’une seule et même équipe. Chacun était conscient de son importance et agissait en conséquence.
    Quentin, j’espère avoir répondu de manière satisfaisante à votre message. Bonne continuation !

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  3. Je ne les opposerais pas. Il y a une réalité économique qu’on ne peut nier. Des Alliances Françaises ici ont fermé parce qu’elles étaient à perte. Les apprenant(e)s sont aussi des client(e)s et vice versa. Considérer les apprenant(e)s aussi comme des client(e)s nous force aussi (nous tuteurs, professeurs…) à être vigilants sur la qualité de nos cours. Bien sûr, il faut aussi proposer des ressources, des événements etc gratuits. Mais trop de gratuit (et des professeurs qui offrent leur service à des prix trop bas) diminue la valeur perçue de l’enseignement d’une langue; ce qui est aussi un problème sérieux, selon moi, parce que fortement lié à la qualité du service.

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  4. Hey Quentin 🙂
    Alors, pour le coup je suis dans une école privée qui fonctionne donc au nombre d’étudiants qui s’inscrivent et qui ne reçoit aucune subvention.
    Je suis pas mal d’accord avec toi… MAIS (oui, il y a toujours un « mais » !), en ce qui concerne la prise de risque, de mon côté, c’est le cas. C’est-à-dire que la directrice veut de l’innovation, veut que ça bouge, qu’on soit créatifs et inspirés afin de proposer des choses originales aux apprenants même si certaines fois ça ne fonctionne pas vraiment, au moins on essaie. Et c’est pas parce qu’un évènement ne fonctionne pas, qu’on va arrêter. Au contraire, on essaie avec un autre. Bien sûr, les évènements sont payants car cela demande du côté de l’école d’investir financièrement en nous rémunérant que ce soit pour la prépa ou pour l’évènement en lui-même. Il y a de nombreux frais comme les locaux, les cafés/l’eau à proposer aux étudiants gratuitement, le matériel à renouveler régulièrement et investir dans du matériel (comme une tablette, etc). Donc la gratuité c’est bien (et je ne vais pas dire le contraire étant déjà une pauvre étudiante), cependant je comprends qu’il y ait des frais à payer et que c’est inévitable aussi.
    Bref, l’aspect apprenant=client est inévitable. Faut pas se voiler la face. Mais la façon de s’occuper de cet apprenant-client dépend de la structure et de la vision de la direction que ce soit au niveau des tarifs ou au niveau des évènements.
    Je ne sais pas si mon commentaire apporte grand chose à ta réflexion mais je tenais à t’en parler 😉
    До свидания !

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